"Serpico" : « Le système est complètement pourri ! »
De Sydney Lumet (1973 – 130 minutes)
Avec Al Pacino, Tony Roberts, John Randolph, Kack Kehoe, Biff McGuire, Barbara Eda-Young, Cornelia Sharpe,…
Vous allez certainement trouver ça osé, mais en cette semaine d’ouverture de procès des lanceurs d’alerte sur l’évasion fiscale dit « scandale Luxleaks », je vois un petit parallèle avec « Serpico », film de 1973 sur la corruption de la police new-yorkaise…Encore un film atypique, étonnant pour nos esprits de 2016 !
Autant l’avouer immédiatement, je suis un grand admirateur de Syndey Lumet qui a, selon moi, réalisé l’un des meilleurs films de l’histoire du cinéma : « Douze hommes en colère » (1957). Sydney Lumet détone dans le paysage cinématographique hollywoodien car il fait des films engagés. Quand on regarde « Serpico » aujourd’hui, on se demande comment les studios et les responsables politiques ont pu accepter une telle charge contre la police et le « système ».
Et quand on ajoute Al Pacino comme principal acteur, je suis conquis d’avance. Al Pacino est aussi l’un de mes acteurs favoris. Tout le monde citera « Le Parrain » (1972), mais selon moi, depuis « L’épouvantail » (1973) jusqu’à « L’associé du Diable » (1997) en passant par « Heat » (1995), Al Pacino a une puissance de jeu assez inégalée. Au passage, je trouve sa fureur et sa folie totalement crédible et effrayante dans « L’associé du Diable ».
Ici, on a affaire au jeune Pacino. Il campe un policier tout juste diplômé et plein d’espoir. A travers sa profession et à sa manière, il croit pouvoir « changer le monde ». Immigré italien dans le New-York des années 1960, il est issu d’un milieu modeste. Son père semble être cordonnier et il sort d’un quartier populaire où toutes les origines se côtoient assez naturellement. On le voit d’ailleurs jouer avec des enfants noirs lorsqu’il rend visite à sa famille.
Très vite, Pacino, surnommé « Serpico » de son nom de famille, se heurte à la dure réalité du monde du travail : tout le monde cherche à se faire une place au soleil, quelle que soit la manière. C’est la jungle : tous les coups sont permis pour monter. On est bien au-delà des rivalités. La concurrence est rude et le piston est la loi. L’écart entre la théorie et la pratique est abyssal. Quelle magnifique scène où le chef de police accueille ses troupes avec un discours pleins de bons sentiments sur les objectifs à atteindre et les comportements à suivre…
Serpico n’est pas à l’aise. Intelligent, il comprend vite que quelque chose ne tourne pas rond. Les policiers sont violents, notamment avec les noirs. A quoi bon risquer sa vie pour « eux » même si une femme est en train de se faire violer ? Le racisme est latent, la ségrégation patente. Les policiers, quasiment tous « blancs », tirent sans sommation sur les « noirs ». Et les petits arrangements sont légions comme avec le traiteur du coin.
Car Sydney Lumet ne filme pas qu’une profession et un système. Il rend également magnifiquement ce New-York crasseux et interlope des années 1970. Ironie du sort, c’est la ville elle-même qui a accepté ce tournage dans des décors extérieurs naturels afin de renflouer ses caisses totalement vides ! Mauvaise publicité pour la ville mais affaire lucrative !
A travers New-York, c’est cette Amérique des années 1970 que Sydney Lumet veut également décrire. Le machisme y est encore très fort comme lorsque Serpico s’emporte contre sa compagne « Je veux que l’appartement soit propre quand je rentre » ! La religion catholique y est également très présente et permet de tisser des liens entre Serpico et son supérieur. Mais le « Dieu absolu » reste l’argent.
L’argent roi pousse en effet Serpico à tenter de changer constamment de poste, pensant à chaque fois échapper aux dysfonctionnements et trouvant finalement encore pire ailleurs. Le pire c’est ce système de corruption généralisé de la police. Des « collecteurs » sont mêmes nommés pour recueillir l’argent auprès des malfrats. La police les laisse tranquille contre un peu d’argent et tout le monde est content. Tout le monde en touche dans la police…sauf Serpico.
Evidemment, il est de plus en plus isolé. Loin d’en être découragé, il se singularise encore davantage. Il ne prend pas d’argent, mais par exemple, il prend du thé au lieu du café. Plus sérieusement, il y a surtout cette transformation physique impressionnante. Une moustache apparaît, puis des cheveux de plus en plus longs pour finir avec une énorme barbe et une apparence quasi christique. La légende dit d’ailleurs que les scènes auraient été tournées chronologiquement à l’envers pour accompagner cette transformation physique. Les costumes suivent cette métamorphose avec tantôt un bob, tantôt un look totalement hippie. La hiérarchie le tolère pour mieux utiliser Serpico comme une sorte d’infiltré dans les groupes de criminels.
La mise en scène est très sobre et le rythme est certes lent. Mais cela crée à la fois une certaine pesanteur nécessaire à l’atmosphère du film, et aussi une distance bienvenue pour ne pas tomber dans la caricature. L’impression est appuyée par une musique peu présente, excepté cette musique de fond greco-italienne oscillant entre l’effrayant et le burlesque. En revanche, les sons jouent un rôle important. Ainsi, lors la splendide scène d’ouverture, des sirènes stridentes et hurlantes transportent un policier en sang vers l’hôpital : Serpico ! Car la trame narrative aussi est magnifique : usant du code de la tragédie grecque, on sait dès le départ que Serpico court au désastre. Le film n’est qu’un long flashback pour expliquer comment il en est arrivé là. La caméra est à la fois très proche des personnages et tremblante comme pour sentir la nervosité et l’anxiété des policiers. Pourtant, le propos est assez froid et réaliste.
De jeune flic naïf à flic solitaire, Serpico devient totalement obsédé par la dénonciation de ce système de corruption. Cela va bien au-delà de la police, les politiques couvrent bien évidemment ces agissements. Les décideurs font même tout ce qu’ils peuvent pour que rien ne change. Serpico ne sait plus à qui se fier. Il est rejeté par ses pairs qui craignent à la fois d’être suspendus et surtout de ne plus pouvoir bénéficier de toute cette manne providentielle.
C’est là que je vois un petit parallèle avec Luxleaks. Antoine Deltour, salarié de PriceWaterhouseCoopers, a lui aussi tenté de dénoncer un système d’évasion fiscale à grande échelle. Aujourd’hui, son ancien employeur se dresse contre lui à travers ce procès. Seul contre tous, comme Serpico, pour servir pourtant l’intérêt général. La différence est que d’un point de vue strictement juridique, Antoine Deltour a potentiellement enfreint la loi pour lancer son alerte alors que Serpico refuse d’en passer par là.
Au fond, « Serpico » est un film sacrément précurseur et emprunt d’un courage et d’une lucidité à saluer pour l’époque. Si Antoine Deltour est le lointain successeur de Serpico, à quand les héritiers de Sydney Lumet dans le cinéma ?