"Old Boy" : "« Ris, tout le monde rira avec toi ; pleure, tu seras seul à pleurer&quo
De Chan-wook Park (2004 – 119 minutes)
Avec Min-sik Choi, Ji-tae Yu, Hye-Jeong Kang,…
J’ai vu ce film dans des conditions particulières. En effet, j’ai eu la chance de le visionner dans le cadre du cinéclub « psy » de l’Association des Psychothérapeutes Psychanalistes du Québec (APPQ). Le concept est simple mais absolument passionnant : un psy de l’APPQ fait une analyse du film juste après la projection et débat avec le public dans la salle. Et dans mon cas, nous avons même eu le privilège d’avoir deux intervenants avec la présence de Réal Laperrière, psychologue et psychanalyste, membre de la SPM et Simon Laperrière, directeur du volet « Camera Lucida » au Festival Fantasia, et doctorant en études cinématographiques à l'Université de Montréal.
Autant vous le dire d’emblée : le film est d’une rare violence ! Je ne suis pourtant pas particulièrement sensible en général, mais là je dois avouer avoir atteint mes limites sur certaines scènes comme celle de l’arrachage de dents. La contrepartie de cette violence, quasi intolérable, est que je suis resté littéralement scotché à mon siège, voulant à tout prix connaître la fin de l’histoire.
Toutefois, contrairement à certaines productions américaines à la mode, cette violence n’empêche pas Chan-wook Park de livrer une œuvre profonde avec un message central sur la vengeance, thème de sa trilogie avec "Sympathy for Mr. Vengeance" (2002) et "Lady Vengeance" (2005).
Après avoir vu « Thirst » (2009) du même réalisateur, j’étais d’ailleurs curieux de découvrir un nouveau film de ce réalisateur. Je n’ai pas été déçu au niveau de la réalisation. Tout comme Quentin Tarantino dont je comprends mieux l’influence du cinéma asiatique avec ce genre de films, Chan-wook Park maîtrise à la perfection les effets de son et d’image. Ainsi, il affectionne les travellings arrière pour dévoiler des plans large de plongée et transformer ainsi le spectateur en témoin omniscient, du moins le croit-il. La scène de l’enlèvement s’achevant sur la vue du ciel des parapluies en est un parfait exemple. Autre scène très esthétique, celle du combat au marteau dans le couloir. Quasiment chorégraphique, jeux d’ombres et de lumière exceptionnels sur fond de musique rythmée parfaitement synchronisée aux mouvements. De la belle mécanique !
Sans me sentir capable de reproduire les analyses profondes, détaillées et complexes de Real et Simon Laperrière, je retiens du propos torturé du film les quelques réflexions suivantes :
la vengeance est vouée à l’échec : en tentant de projeter sur l’autre sa souffrance, on finit par oublier le besoin de se confronter à sa propre douleur pour tenter de la digérer ou du moins de vivre avec ;
il est souvent question du « pourquoi » et du « comment » : Real Laperriere, citant Primo Levi, a relié la question du « pourquoi » à la nature même de l’humain ; sans elle, nous perdons toute humanité ; or, le protagoniste principal du film, se découvrant de nouveaux pouvoirs à sa sortie de « prison », se demande s’il ne préfère pas cette nouvelle vie à celle d’avant ; en parfaite victime du « syndrome de Stockholm », il semblerait presque remercier son geôlier de l’avoir enfermé pendant 15 ans ; en réalité, il me semble que le propre de l’humain est justement d’éprouver l’impérieuse nécessité de donner du sens à ce qu’il vit pour mieux l’accepter ; pour Oh Dae-Soo, personnage principal, il s’agit là d’une première réponse au « pourquoi » de son enfermement ;
la violence poussée à un tel degré est-elle vraiment nécessaire ? Plusieurs spectateurs se sont posé la question après la projection, car après tout, le scénario pourrait être suffisamment riche pour ne pas avoir besoin d’être accompagné de telles images de violence ; à mon sens, nous avons tous en nous de la violence et celle-ci est également et malheureusement omniprésente dans le société ; il est donc parfois préférable de la vivre à travers un film ou toute autre forme d’art, que dans la réalité ; il y a presque une fonction de purgation catharsis ; évidemment, cette purgation est d’autant mieux réussie si le spectateur est capable d’exprimer ses émotions en mots par la suite ; il faut absolument oraliser sa terreur, ses frustrations et ses pulsions de violence ; j’ai fort heureusement eu cette chance avec un débat de très haut niveau dans ce cinéclub « psy » ;
jusqu’où l’humain peut-il être capable de résilience : Oh Dae-Soo, superbement interprété par Min-sik Choi, est non seulement l’objet de violences physiques, mais aussi, et j’ajouterais presque surtout, de violences psychologiques ; plusieurs fois brisés, par l’enfermement et l’isolement total, l’ignorance, le dilemme entre vengeance et désir de savoir, et enfin l’insupportable adultère involontaire, il semble toutefois toujours parvenir, certes sans demeurer le même, à se relever ; je serais ainsi curieux de savoir ce que penserait Boris Cyrulnik de ce film…Real Laperriere m’a d’ailleurs fait réaliser que l’une des clefs de la résilience est la relation à l’autre. Sartre disait « L’Enfer c’est les autres » et la fourmi de « Old Boy » tendrait à accréditer cette thèse. Certes, et en même temps, c’est la relation à autrui qui permet d’exister. Sans elle, Oh Dae-Soo n’est plus rien. Son seul lien avec l’extérieur, la télévision, n’est qu’une fenêtre sur le monde sans retour. De l’interaction avec autrui, de l’aller-retour, dépend la capacité à se conscientiser. Lorsque cet autre n’est plus là, on le reproduit alors par un dialogue intérieur. On se parle, ou on écrit à un autre supposé. Ecrire, c’est témoigner de ce que l’on vit, c’est aussi se projeter dans le futur, « acheter » une part d’immortalité puisque nos écrits resteront après nos morts ;
la représentation de la femme dans le cinéma asiatique m’interroge. Est-ce vraiment le reflet de la réalité ? En effet, dans ce cinéma, les femmes asiatiques sont souvent totalement dévouées à leurs époux. Ici, Mido, remarquable Hye-Jeong Kang, va jusqu’à déclamer pendant l’amour « C’est pour toi que je supporte la douleur, je veux que tu le saches ». Uniquement en charge du foyer et des tâches ménagères, elles sont rarement montrées en tant que professionnelles d’un quelconque métier. De même, elles sont souvent très régressives, presque des adultes /petites filles ;
la frontière entre réalité et fiction est ténue. Oh Dae-Soo a-t-il dormi pendant la première partie de sa vie, au point de ne pas se souvenir d’un événement qui a pourtant changé la vie de plusieurs personnes ? L’hypnose et la suggestion plusieurs fois convoquées dans le film concourent également à brouiller les cartes. La détention et l’isolement prolongé font aussi naître des rêves et des cauchemars chez le personnage principal. Même la scène finale laisse place à l’interprétation : qu’est-ce qui est vrai, qu’est ce qui est fantasmé ?
Au total, « Old Boy » est dérangeant, perturbant, mais ne peut nous laisser indifférent. Poussant à la réflexion, voire à l’introspection, il m’apparaît tout de même très intéressant. Décidément, le cinéma coréen, souvent prolifique en « films noirs », apporte vraiment une vue différente du monde. Rien que pour cela, il mérite d’être regardé !